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Retour sur le grand débat « L’impact de la e-santé dans le transfert de compétences entre professionnels de santé »

 

Le transfert de compétences entre professionnels de santé est-il une solution pertinente pour sauver un système de santé à bout de souffle ?  Quel rôle peuvent jouer les outils numériques dans cette mini révolution ? Retour sur un sujet ô combien polémique, à l’honneur du dernier Summer Camp de l’Université de la e-santé avec trois témoins clés de cette transformation : Le Professeur Antoine Piau, pilote de l’unité médicale transverse de Télésanté au CHU de Toulouse et conseiller scientifique de l’Université de la e-santé, le Dr Nicolas Homehr, médecin généraliste et Vice-Président de la FCPTS et Philippe Péridont, directeur général du Centre Hospitalier Intercommunal de Castres-Mazamet et de Revel.

Grands Débats Transfert Competence / Université de la e-Santé 2023

« Au final, à part les patients personne n’est prêt ! »

Pr Antoine Piau

Les délais d’attente pour obtenir un rendez-vous peuvent être longs, très longs… Il est de 6 jours en moyenne sur le territoire français pour un médecin généraliste, 50 jours pour un cardiologue, 80 jours pour un ophtalmologue, 21 jours pour un radiologue[1]… Certaines zones sont dans des situations très difficiles avec un accès quasi impossible à certains professionnels de santé (médecin, kinésithérapeute, infirmier, orthophoniste…).

Cette pénurie de médecins n’épargne personne, tant en zone rurale qu’urbaine avec des conséquences dramatiques sur l’accès aux soins. Le vieillissement de la population, le développement des polypathologies, le nombre croissant de patients à suivre par professionnel et la complexité des cas ont également des impacts sur les conditions de travail des médecins soumis à des rythmes effrénés avec des charges administratives lourdes et des responsabilités importantes. Il est de plus en plus difficile pour un professionnel de santé seul, de prendre en charge efficacement l’intégralité des patients qui le sollicitent.

Dans ce contexte, un des dispositifs envisagé pour lutter contre cette crise est de faire émerger un enjeu de transfert et de coordination des compétences alors que les équipes de professionnels de santé se constituent sur les territoires, notamment dans le cadre de l’émergence des Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS) et dans les établissements de santé. Cela se traduit notamment par la mise en place de protocole de coopérations où les outils numériques pourraient être l’un des piliers permettant le déploiement de ce type de dispositifs, facilitant les échanges tout en garantissant la fluidité et la sécurité des communications, le tout pour une meilleure prise en charge du patient.

Mais le sujet est polémique, il déchaine les passions avec une bronca des syndicats de médecins qui dénoncent ces transferts de tâches quand les paras médicaux les plébiscitent.

Pourtant, des dispositifs existent depuis longtemps, ils fonctionnent, que ce soit sur les territoires ou en établissement de santé. Antoine Piau le rappelle d’entrée en citant l’exemple du 15 qui « n’est qu’une plate-forme de régulation » ou des régulateurs non médicaux permettent au système de fonctionner grâce à des délégations de tâche, de hiérarchisation. On parle bien ici d’un service de télésanté indispensable pour notre système de santé. « Tout le monde comprend qu’il est impossible d’avoir un médecin au téléphone pour tous les appels du 15… Après, la question est comment on transfère ce modèle à d’autres cas d’usage mais on a des disciplines ou c’est déjà développé, en ophtalmologie par exemple ».

Grands Débats Transfert Competence / Université de la e-Santé 2023

« Le sujet demeure très polémique, très politique avec des réticences d’une partie de la profession car on prend une partie du pouvoir et du savoir aux médecins pour le donner à d’autres professions qui n’auraient pas les compétences, les formations et l’expérience nécessaire »

Dr Nicolas Homehr

Dr Nicolas Homehr insiste sur la sémantique, « on a parlé avant de délégation de tâches, ce qui pouvait apparaitre péjoratif, aujourd’hui on parle de protocoles de coopération qui sont des outils très encadrés avec des arbres décisionnels très codifiés qui imposent une nouvelle organisation, une traçabilité pour assurer la sécurité et la qualité des soins … mais le sujet demeure très polémique, très politique avec des réticences d’une partie de la profession car on prend une partie du pouvoir et du savoir aux médecins pour le donner à d’autres professions qui n’auraient pas les compétences, les formations et l’expérience nécessaires ». Dr Nicolas Homehr ne minimise pas ces blocages, il évoque des échanges difficiles avec ses confrères, certains menacent de se retirer des CPTS si des protocoles de coopération sont mis en place. Il n’en demeure pas moins optimiste sur l’évolution des mentalités « persuadé que ces critiques sont dues à un manque de concertation, de pédagogie et que dans 18 mois ces polémiques seront derrière nous ».

Grands Débats Transfert Competence / Université de la e-Santé 2023

« On a avant tout un problème de conduite au changement, on va venir greffer de la technologie quand c’est utile mais c’est avant tout une réforme de notre manière de travailler dont on a besoin car il faut reconnaitre que ça ne fonctionne pas »

Pr Antoine Piau

Cette réticence existe aussi chez les médecins hospitaliers. Antoine Piau liste deux peurs principales qu’il constate dans son quotidien de praticien hospitalier. Certes la peur de perdre du pouvoir existe « mais c’est faux car le médecin reste le décideur final », mais c’est surtout la peur du changement qui est prégnante « On nous a expliqué dans le secteur médical qu’on était porteur de la connaissance et qu’on le saurait pour les 30 ans à venir. Dire aujourd’hui à cette population que ce que l’on faisait n’était au final pas une bonne idée et qu’il va falloir faire différemment c’est très compliqué et ce n’est pas propre à la médecine libérale, c’est exactement pareil à l’hôpital ! ». Et de citer un exemple concret sur la charge mentale qui pèse sur les médecins « Aujourd’hui un médecin est sollicité en moyenne toutes les 7 minutes pour des avis. Pour faire comprendre à l’hôpital que l’on ne peut plus envoyer ces avis par WhatsApp ou Gmail mais qu’il faut mettre en place une nouvelle organisation pour les avis à distance, ça semble évident cela impacte positivement leur qualité de vie au travail mais rien que cela au CHU de Toulouse ça nous a pris 2 ans et encore ce n’est pas du tout résolu. ». Et d’ajouter « on a avant tout un problème de conduite au changement, on va venir greffer de la technologie quand c’est utile mais c’est avant tout une réforme de notre manière de travailler dont on a besoin car il faut reconnaitre que ça ne fonctionne pas ».

Même constat chez les médecins libéraux pour Dr Nicolas Homehr, notamment chez les médecins spécialistes constamment sollicités par mails ou sms par leurs confrères. Des protocoles de coopération permettent de mettre en place de nouvelles organisations pour faciliter l’émission de ces avis. L’exemple d’un protocole où des dermatologues consacrent 45 minutes tous les matins à de la téléexpertise en supprimant les autres voies de sollicitations a été présenté avec d’excellents résultats. Mais là aussi la technologie n’est qu’une partie cachée de l’iceberg. Pour Dr Nicolas Homehr « Si des outils peuvent être très intéressants pour être plus efficients et efficaces comme l’intégration d’outils pédagogiques ou d’intelligences artificielles ce qui importe avant tout c’est l’organisation que l’on met en place. Avant d’intégrer de la technologie il faut d’abord réfléchir au parcours, c’est l’étape essentielle, puis regarder si l’on a besoin d’un outil ou du traitement de la donnée. Dans cette première étape il n’y pas de technologie ».

Concernant le déploiement de ces protocoles de coopération, Philippe Peridont précise que les projets portés par le Ministère ont du mal à se déployer sur les terrains, que les éléments de protocole préparés au niveau national se sont très peu développés et constate « que des freins comme des valorisations financières dérisoires, des problèmes de responsabilités non résolus font que l’affichage et le volontarisme politique peuvent être en déphasage avec le quotidien, la réalité des équipes. Ces protocoles doivent partir des équipes ».

Pour tous, le sujet de fond n’est pas la technologie mais la réorganisation du système de soins qui a de grosses lacunes. Il y a aujourd’hui de nombreux professionnels de santé et il faut réorganiser les tâches. Il y a des domaines où la délégation peut apporter du confort au travail tout en assurant une sécurité aux patients. Dans d’autres domaines, la technologie est effectivement indispensable comme la télésurveillance et la téléexpertise où l’on a besoin d’outils numériques pour se réorganiser et prendre en charge les patients mais cette réorganisation nécessite aussi de nouveaux métiers.

« Il faut revoir complétement le fonctionnement de la prise en charge des patients, l’objectif est de suivre le patient quand il va bien, et finalement s’il y a une petite erreur d’évaluation réalisée par un délégataire à ce moment-là ce n’est pas très grave. De plus, ce professionnel de santé va voir 10 fois plus souvent le patient que le médecin, le patient est gagnant et sans doute plus en sécurité »

Pr Antoine Piau

De même, pour le parcours patient qu’il faut repenser en totalité.

« Un médecin aujourd’hui ne peut pas tout contrôler en voyant un patient 15 mns tous les 3 mois ou tous les ans. Ça n’a aucun sens » estime Antoine Piau. Il faut
« revoir complétement le fonctionnement de la prise en charge des patients, l’objectif est de suivre le patient quand il va bien, et finalement s’il y a une petite erreur d’évaluation réalisée par un délégataire à ce moment-là ce n’est pas très grave. De plus, ce professionnel de santé va voir 10 fois plus souvent le patient que le médecin, le patient est gagnant et sans doute plus en sécurité ».
 

« Les médias sont inondés de croyances complétement délirantes à base d’intelligence artificielle alors qu’actuellement les deux immenses innovations en santé c’est un agenda partagé et le déploiement de la visio !. Il y a 60 ans on allait sur la lune et en 2022 on a mis de la visio en France en présentant cela comme une grande innovation ! »

Pr Antoine Piau

Quid de l’outil numérique dans ces nouvelles organisations ? Pour Antoine Piau, on survend énormément aujourd’hui l’innovation technologique. Il prend pour exemple le projet ICOPE qui suit aujourd’hui en Occitanie plus de 35 000 patients âgés à distance et en bonne santé. Ce suivi se fait via une application mobile qui n’est au final qu’un formulaire en ligne. « Derrière ce formulaire, il faut mettre en place toute une organisation, des alertes, du personnel pour gérer ces alertes, créer de nouveaux métiers et ça c’est 99% du travail, l’outil numérique ne représente que 1% de cette nouvelle organisation. Ici on met en avant le coté sexy techno de l’application dans les médias, les ministères et les administrations, ce côté marketing fonctionne avec tout le monde. Mais ce qui coute cher dans ce projet et qui est le plus difficile à développer c’est la plate-forme de télésurveillance médicale, la nouvelle organisation à mettre en place, les nouveaux métiers qui ne sont pas rémunérés, les nouvelles formations à réaliser. C’est à ce prix que l’on pourra changer le système de santé ! ». Et d’enfoncer le clou en affirmant que « les médias sont inondés de croyances complétement délirantes à base d’intelligence artificielle alors qu’actuellement les deux immenses innovations en santé c’est un agenda partagé et le déploiement de la visio !. Il y’a 60 ans on allait sur la lune et en 2022 on met de la visio en France en présentant cela comme une grande innovation !. Nous on a besoin surtout de changement des pratiques et pour ça il faut brutaliser nos administrations, qu’on développe des pilotes sur nos fonds propres pour démontrer que ça marche. Au final, à part les patients personne n’est prêt ! ».

Mais Philippe Peridont est persuadé que « des métiers vont être bouleversés par l’arrivée de l’intelligence artificielle dans les années qui viennent » en citant comme exemple le métier de secrétaire médicale. « ChatGPT peutcomplétement changer la rédaction de comptes-rendus et la prise de rendez-vous, d’autant plus que la Haute Autorité de Santé fixe un cadre qui s’y prête avec un financement par item pour les comptes-rendus ». Même constat sur certaines pratiques avec « des robots conversationnels qui font gagner du temps dans certaines spécialités (en chirurgie ambulatoire par exemple) et des technologies qui pénètrent aujourd’hui le quotidien des services hospitaliers ».

Grands Débats Transfert Competence / Université de la e-Santé 2023

« Je suis persuadé que des métiers vont être bouleversés par l’arrivée de l’intelligence artificielle »

Philippe Péridont

Pour conclure peut-on envisager des changements importants, de la massification de surveillance des patients avec de outils comme ChatGPT ou de l’Intelligence Artificielle en liant avec de la délégation de tâches ?

Oui pour Antoine Piau car « à partir du moment où on s’intéresse aux patients quand ils vont bien, on s’intéresse à beaucoup de personnes et on recueille une masse de données que l’on ne peut pas traiter par des méthodes conventionnelles. On va avoir besoins d’algorithmes, d’intelligence artificielle. Ça aura évidemment sa place dans le parcours de soins mais il faut vraiment que les professionnels de santé s’y intéressent d’autant plus que juridiquement ils ne pourront pas se reposer dessus. Si j’utilise de l’Intelligence Artificielle j’en prends la responsabilité, donc je dois savoir comment ça fonctionne, quels en sont les avantages, les limites… »

Pour Dr Nicolas Homehr « les outils numériques ne sont pas en remplacement de mais en complément de. Aujourd’hui 50% du boulot d’un médecin c’est de taper à l’ordinateur, avoir une Intelligence Artificielle qui organise mon dossier patient en mettant tous les éléments au bon endroit m’améliore sur le plan médico-légal et améliore la qualité des courriers que je rédige. Ça ne va pas me remplacer mais ça va me permettre d’optimiser, d’améliorer la prise en charge de mes patients ».

Et tout cela va prendre combien de temps ? Plusieurs années pour Dr Nicolas Homehr, « on ne pourra pas faire moins, c’est quelque chose de très sérieux, c’est la santé des patients, on peut pas se soustraire à un temps d’adaptation ».

[1] Enquête de la Drees 2018

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